La prédiction de la "fin de l'histoire" par Francis Fukuyama, au début des années 1990, fut à la fois l’une des prophéties les plus cité et aussi l’une des plus rapidement démentie1. L'euphorie qui suivit la chute inattendue du communisme, terrassé par les vertus supposées invincibles du marché, laissait entrevoir un avenir radieux pour une humanité enfin libérée du fardeau des querelles idéologiques, qui pourrait s'épanouir dans le jardin enchanteur de la démocratie libérale et de l'économie de marché. Cette vision idyllique, annonciatrice de l'avènement d'un monde nouveau où les forces du marché effaceraient les contradictions séculaires de l'histoire humaine, fut sans doute portée par un optimisme un tantinet hâtif. La résilience des certitudes face à la réalité s’avéra terriblement faible. Fukuyama reconnaitra une sous-estimation de l’influence de certains paramètres sur le cours de l’histoire, comme la "décadence politique" ou la montée du « populisme »2. Rétrospectivement, son intuition d'un changement n'était pas dénuée de pertinence. Cependant, plutôt que d’une "fin de l'histoire" comme il le proclamait, c’est le spectacle d’un changement d’époque qu’il contemplait, avec pour l’occident, l'émergence d'une ère de mutation sociétale et sociale accompagnée par les nouvelles technologies de l’information. De l’invention du transistor en 1947 par les laboratoires Bell a l’avènement des LLM (« Large Language Model »), système les plus proche de l’intelligence artificielle, l’humanité semble inscrite dans une transformation dont la dimension politique n’est que l’un des marquant, et qui doit être évaluée selon toutes ses dimensions avant de proclamer la fin de l’histoire. Ainsi, loin d'une fin définitive, nous observons une métamorphose fondamentale des dynamiques historiques selon des modalités dont les potentialités ne sont pas toujours bien comprises.
Les technologies de l'information ont transformé les relations entre nations et au sein des nations d’une manière tellement radicale, et en si peu de temps, que les conséquences de cette transformation sur la nature des confrontations ne sont pas encore totalement comprises et ce constat est valable dans les deux sens car elles peuvent être sous-estimées dans certains cas, et surestimées dans d’autres. L'illusion du JISR (Joint Intelligence, Surveillance and Reconnaissance) en Ukraine illustre parfaitement cette surestimation : la sophistication des moyens de surveillance n'a pas empêché des erreurs d'appréciation majeures. À l'inverse, la sous-estimation du potentiel déstabilisateur des communications cryptées a montré comment de simples applications de messagerie pouvaient catalyser des mouvements sociaux majeurs et déstabiliser des régimes apparemment solides en quelques semaines, en échappant totalement aux systèmes traditionnels de surveillance et de contrôle social.. Les nouvelles technologies ont créé des espaces de confrontation inédits dans les domaines économiques, culturels, spirituels, financiers, etc. On parle désormais de radicalisation à distance, de guerre de l'information, de désinformation massive, de manipulation des réseaux sociaux, de cyber-attaques contre les infrastructures critiques, de guerre économique numérique, de déstabilisation monétaire par les cryptomonnaies, d'espionnage industriel systématique, de sabotage des chaînes d'approvisionnement, de paralysie des services publics par ransomware, de manipulation électorale via les réseaux sociaux, d'extraction massive de données personnelles, de propagande ciblée grâce à l'intelligence artificielle et même de contrôle social par la surveillance numérique. Ces nouveaux champs de bataille, invisibles mais bien réels, redéfinissent les rapports de force, y compris mais pas seulement entre nations, selon des modalités qui échappent souvent aux grilles d'analyse traditionnelles. Cette expansion de la conflictualité déborde largement les périmètres historiques au sein desquels les États avaient soigneusement organisé leur défense, exposant ainsi les sociétés les moins agiles à des vulnérabilités potentiellement fatales et accessibles à des acteurs de moindre envergure que les Etats.
Ainsi, cette profonde mutation trop souvent mal comprise, déjoue les analyses conventionnelles héritées du siècle précédent. L'appropriation des nouvelles technologies redessine les équilibres de puissance sur une scène internationale en proie à une reconfiguration aussi fascinante qu'impitoyable. Les acteurs prisonniers de paradigmes obsolètes accumulent les revers stratégiques sans même percevoir la nature des attaques dont ils font l'objet, ni comprendre les mécanismes de leur propre déclassement, tandis que les autres voient leur influence s’accroitre dans des proportions qui eurent été inconcevables au siècle passé. La marginalisation et le déclassement des retardataires évoquent une forme de darwinisme techno-politique où les acteurs les moins véloces cèdent leur place à d’autres plus agiles. Si l’importance de la géographie et de la politique pour la compréhension de la dynamique des relations internationales a donné naissance à la géopolitique en tant que discipline académique spécifique, l’émergence aujourd’hui de la technologie en tant que facteur prépondérant dans l'équation du pouvoir mondial, marque l'avènement d'une "technopolitique", avec la maîtrise des innovations techniques et numériques comme clé de compréhension des rapports de force entre nations. Toutefois, le déclin relatif de l’importance des contraintes territoriales traditionnelles face à l'ascension de cette nouvelle forme de puissance technologique ne signifie pas leur disparition. Si elle redessine déjà les contours de l’ordre international, l'ampleur exacte de cette évolution reste à déterminer. La scène mondiale se structure désormais selon une interaction complexe entre l'espace physique traditionnel et un espace numérique aux frontières plus fluides, préfigurant un ordre international où la domination ne s'exprime plus uniquement par l'étendue des territoires contrôlés, mais par la capacité à façonner et maîtriser les espaces virtuels. Cette nouvelle conflictualité s'exprime simultanément dans de multiples dimensions : économique (guerre commerciale, sanctions financières), culturelle (soft power), cultuelle (radicalisation en ligne), sociale (manipulation des réseaux sociaux), cognitive (désinformation massive), technologique (cyber-attaques), financière (déstabilisation monétaire), informationnelle (manipulation médiatique), identitaire (guerre mémorielle), environnementale (conflits pour les ressources)3…
Contrairement aux apparences de chaos qui caractérisent les affrontements armés, la guerre s'inscrit dans un système remarquablement structuré qui s'articule autour de deux principes fondamentaux : l'imposition par la force et l'échange par la négociation. L'équilibre entre ces deux leviers évolue constamment en fonction de multiples variables : la nature du conflit, sa phase de développement, la balance des intérêts en jeu, et les rapports de force entre les belligérants. La relation entre force et négociation ne se résume pas à une simple alternance. Ces deux mécanismes s'influencent et se nourrissent mutuellement, créant une dynamique complexe où la menace de la force sert souvent de catalyseur à la négociation. La guerre du Golfe (1990-1991) illustre la prédominance initiale de la force dans la phase d'escalade. Face à l'invasion irakienne du Koweït, la coalition internationale a d'abord privilégié une démonstration de force massive pour l’établissement d’une supériorité militaire incontestable avant activation des canaux diplomatiques. A l’inverse, la crise des missiles de Cuba (1962) s’est résolue sans usage de la force armée. Face au risque bien compris d'une guerre nucléaire, les deux superpuissances ont trouvé un compromis diplomatique, échangeant le retrait des missiles soviétiques de Cuba contre le démantèlement des installations américaines en Turquie. L'identification précise des intérêts mutuels et l'évaluation rigoureuse du rapport coût-bénéfice ont permis aux dirigeants d'adopter une approche rationnelle dans la résolution de cette crise. Parfois, l’identification claires des intérêts mutuels et l’ajustement de la balance coût/bénéfice est plus lente, ce qui retarde l’entrée en négociation. Ainsi de la guerre civile libanaise (1975-1990) qui met en lumière l'évolution vers la négociation après une phase d'épuisement mutuel. La possibilité des accords de Taëf est le résultat d’une prise de conscience par les différentes factions de l'impossibilité d'une victoire militaire totale. L'épuisement des ressources et des populations a créé un contexte favorable aux concessions mutuelles, ouvrant sur l’établissement d’un nouvel équilibre politique. La guerre est donc un système où force et négociation s'entrelacent dans une chorégraphie complexe. L'art de la guerre ne réside pas tant dans la capacité à remporter des batailles que dans l'habileté à orchestrer ces deux leviers de manière cohérente. L'objectif ultime est d'atteindre ses buts stratégiques tout en minimisant les coûts du conflit. Cette approche systémique de la guerre, loin des simplifications manichéennes, permet une compréhension plus fine des dynamiques conflictuelles.
1 Fukuyama, F. (2020). The End of History?. In The New Social Theory Reader (pp. 298-304). Routledge.
2 Voir https://www.marianne.net/monde/geopolitique/la-fin-de-lhistoire-de-francis-fukuyama-ce-cliche-pas-si-bete-de-discussion-geopolitique consulté le 2 janvier 2025.
3 Cette multiplicité des champs de conflictualité fait écho aux travaux du stratégiste américain Joseph Nye, qui a théorisé dès les années 1990 le concept de "smart power", intégrant les différentes dimensions de la puissance au-delà de la seule force militaire. Plus récemment, les recherches de Mary Kaldor sur les "nouvelles guerres" (New and Old Wars: Organized Violence in a Global Era, 2012) ont souligné comment la révolution numérique a transformé la nature même des conflits, les rendant plus diffus, plus complexes et plus difficiles à identifier clairement.