La viabilité d’un sytèmes repose sur une intuition fondamentale : un système ne vaut que par la solidité de ses fondations et cette solidité n'est pas une question de robustesse mécanique, mais de correspondance avec le réel. Un système édifié sur des axiomes erronés entame inexorablement une dérive par rapport à une réalité qui finira par l’emporter. Un système dépourvu de ressources mais entièrement construit sur l’abondance de l’energie à bas coût est porteur d’un risque funeste si cette réalité n’est pas intégrée dans les axiomes fondateurs du système, comme par exemple l’obligation d’entente avec les entités qui produisent de l’energie, l’obligation de diversification des approvisonnement.... Les divergences avec la réalité ne sont pas toujours immédiatement perceptibles, elles peuvent même générer un certain confort temporaire, mais à terme, elle finissent fatalement par produire des décisions inadaptées, puis l'effondrement du système lui-même.
C'est cette exigence de vérité qui unit dans une même préoccupation épistémologique les mathématiques, l'intelligence artificielle et l'organisation sociale. Mais cette quête se heurte à une limite fondamentale révélée par Gödel, théorême que j’affectionne tout particulièrement, même si je l’emploie dans certains contextes qui n’en relèvent pas fondamentalement mais qui peuvent s’en inspirer : aucun système suffisamment complexe ne peut garantir simultanément sa cohérence et sa complétude, et surtout, aucun système ne peut juger de sa propre pertinence.
Les systèmes mathématiques incarnent l'approche axiomatique dans sa forme la plus épurée. La géométrie euclidienne se construit sur cinq postulats seulement. L'arithmétique de Peano repose sur neuf axiomes qui suffisent à engendrer l'ensemble des nombres naturels et leurs propriétés. La théorie des ensembles de Zermelo-Fraenkel, avec ses huit à dix axiomes, prétend fonder l'ensemble des mathématiques.
Cette économie axiomatique répond aussi à une nécessité logique profonde : plus les axiomes sont nombreux, plus le risque de contradiction interne augmente. Les mathématiques procèdent par déduction rigoureuse, chaque théorème s'appuyant sur les précédents dans une chaîne ininterrompue qui remonte jusqu'aux axiomes fondateurs.
Mais en 1931, Kurt Gödel a démontré quelque chose de vertigineux : tout système formel suffisamment puissant pour exprimer l'arithmétique élémentaire est nécessairement incomplet. Il existe dans tout système de ce type des propositions vraies mais indémontrables à partir de ses axiomes. Plus troublant encore, son second théorème établit qu'un système ne peut démontrer sa propre cohérence en n'utilisant que ses propres règles.
Cette découverte a des implications profondes qui dépassent largement les mathématiques. Elle signifie qu'un système complexe fait face à un choix inévitable : soit il est cohérent mais incomplet (il existe des vérités qu'il ne peut atteindre), soit il est complet mais potentiellement incohérent (il peut produire des contradictions). Aucun système ne peut être simultanément complet, cohérent, et capable de se valider lui-même.
Les réseaux neuronaux adoptent une démarche diamétralement opposée. Ils ont succédé aux systèmes experts qui se sont rapidement heurtés à la complexité du réel. Plutôt qu’une représentation du réel fondée sur quelques axiomes pour en déduire des conséquences, le réseau neuronal ingère d'innombrables faits pour en extraire, de manière implicite, les régularités sous-jacentes, les fameux « patterns ». On peut dire que ces sytèmes remontent des faits vers les théorèmes, des théorèmes vers les axiomes, ils cherchent à capturer les principes générateurs à partir de leurs manifestations particulières.
Un réseau neuronal entraîné à reconnaître des images ne stocke pas une définition axiomatique. Au fil de millions d'exemples, il ajuste progressivement les poids de ses connexions pour capturer les invariants statistiques (voir la partie contenu IA sur ce site). Ces invariants constituent les axiomes implicites du concept, mais ils demeurent enfouis dans un espace à plusieurs milliers de dimensions, inaccessibles à l'inspection directe.
Cette approche peut capturer des régularités que nous serions incapables de formaliser explicitement. Un grand modèle de langage "comprend" la grammaire, la sémantique, les conventions sociales, non pas parce qu'on lui a fourni des règles, mais parce qu'il a observé leur manifestation dans des milliards de phrases. Il a inféré les axiomes du langage en observant leur expression.
La conséquence de ce mécanisme d’inférence est que la qualité de ces axiomes implicites dépent entièrement de la qualité des données d'entraînement. Un réseau entraîné sur des données biaisées, incomplètes ou erronées développera des "axiomes" faux, ce qui obérera sa capacité à simmuler la réalité, donc à la prédire. La vérité des faits ingérés conditionne la validité des principes inférés.
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Au fond, tous ces systèmes - qu'ils soient mathématiques, artificiels ou sociaux - poursuivent une finalité commune aussi ancienne que l'humanité : la divination. Prédire le futur, non par magie ou superstition, mais par la modélisation rigoureuse du présent. L'ambition est vertigineuse : construire un système capable de simuler les conséquences de nos choix, pour tester nos décisions dans un monde virtuel avant de les appliquer dans le monde réel, pour connaître l'avenir en le calculant plutôt qu'en le subissant. C'est l'oracle de Delphes remplacé par le supercalculateur, les augures romains remplacés par les algorithmes prédictifs. La parfaite modélisation d’un système social, économique ou militaire, permettrait une exploration complète de toutes les branches de l'arbre des possibles, une identification claire des décisions qui mènent à la prospérité, une anticipation de celles qui conduisent au désastre.
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Les sociétés humaines fonctionnent selon une logique qui emprunte aux deux paradigmes précédents. Elles possèdent des axiomes explicites : principes constitutionnels, valeurs proclamées, codes d'honneur. Dans la Marine Nationale Française, par exemple, "Honneur, Patrie, Valeur, Discipline" constituent des principes censées guider les comportements.
Mais simultanément, chaque groupe développe une culture implicite, un ensemble de normes non écrites qui fonctionnent comme les poids d'un réseau neuronal. En droit international, la distinction est éclairante : la coutume représente ces règles émergentes, formées par d'innombrables interactions répétées ; le jus cogens, à l'inverse, incarne les axiomes fondamentaux et non-négociables du système juridique mondial. Ces principes implicites résultent d'innombrables interactions accumulées sur des générations. Au niveau populaire, les proverbes en sont l'expression la plus visible : "Qui vole un œuf vole un bœuf" encode un principe sur la nature progressive du vice ; "L'avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt" exprime un axiome sur la relation entre discipline et succès.
En tant que microsystème, le navire de la marine nationale (sur lesquels j’ai passé quelques années) constitue un terrain d’observation fascinant. Au sein d'une institution hautement standardisée comme la Marine, avec des règlements identiques et une formation commune, chaque navire développe sa propre culture. Deux bateaux partageant les mêmes axiomes explicites évoluent différemment parce qu'ils ont développé des axiomes implicites différents. La micro-société de chaque équipage a "appris" différemment de son expérience collective et des recadrage réguliers sont nécessaires pour éviter les dérives qui se transmettent facilement, même après un changement d’équipage, forcément tuilé.
C'est ici que ce théorème de Gödel que j'affectionne tout particulièrement prend toute sa portée pratique, et l'histoire militaire nous en offre une illustration tragique.
Septembre 1939 : la cavalerie polonaise alignait des officiers parmi les plus brillants d'Europe, formés dans d'excellentes académies militaires, vétérans aguerris de la guerre russo-polonaise de 1920. Leurs unités incarnaient impeccablement les valeurs de courage, d'initiative tactique, de mobilité audacieuse qui avaient fait leurs preuves pendant des siècles. Les procédures étaient rigoureusement maîtrisées, la discipline impeccable, l'entraînement rigoureux. Selon tous les critères internes du système, la cavalerie polonaise était au sommet de son art. Elle était parfaitement cohérente avec ses propres axiomes.
Mais cela ne disait absolument rien sur sa pertinence face aux Panzers allemands.
Un système ne peut pas juger de sa propre validité en n'utilisant que ses propres axiomes. La cohérence interne n'est pas la vérité. La cavalerie polonaise évaluait son excellence selon des critères qui avaient du sens dans son paradigme : vitesse de déploiement, précision du tir à cheval, courage de la charge, qualité du commandement tactique. Selon ces métriques, elle excellait. Elle ne pouvait pas détecter de l'intérieur que le problème n'était pas dans son exécution, mais dans ses axiomes mêmes.
Les Allemands opéraient sur des axiomes radicalement différents : concentration de blindés pour créer des percées, exploitation rapide par la profondeur, coordination chars-aviation-infanterie motorisée, vitesse opérationnelle plutôt que bravoure tactique. Un système parfaitement cohérent mais fondé sur une réalité de la guerre qui avait changé.
C'est seulement dans la confrontation brutale, dans l'épreuve du réel, que la pertinence respective de ces axiomes s'est révélée. En trois semaines, une armée dont les officiers étaient excellents, dont les soldats étaient courageux, dont l'organisation était rigoureuse, a été balayée. Non par manque de valeur individuelle, mais parce que ses axiomes fondateurs ne correspondaient plus à la réalité de la guerre mécanisée. Le moment de vérité d'une armée n'est pas le défilé, l'inspection ou l'exercice théorique où tout s'évalue selon ses propres critères. C'est le choc avec un adversaire fonctionnant sur d'autres axiomes. À ce moment, les axiomes obsolètes produisent des décisions létales, quelle que soit la qualité des hommes qui les appliquent.
Cette impossibilité de l'auto-validation se manifeste de façon fascinante dans les sagesses populaires. Différentes cultures ont cristallisé des axiomes contradictoires, chacun parfaitement cohérent dans son propre système culturel. En voici quelques exemples pour illustrer ces divergences.
Sur l'individualisme et le collectif :
Le proverbe japonais enseigne : "Le clou qui dépasse appelle le marteau" (Deru kugi wa utareru). L'axiome implicite est que la conformité sociale est une vertu, que se distinguer est dangereux, que l'harmonie du groupe prime sur l'expression individuelle.
Le proverbe américain dit : "La roue qui grince reçoit l'huile" (The squeaky wheel gets the grease). L'axiome est exactement inverse : c'est en s'exprimant, en se distinguant, en réclamant attention qu'on obtient ce dont on a besoin.
Ces deux axiomes sont cohérents dans leurs systèmes respectifs. Ils produisent des comportements différents, des structures sociales différentes, des innovations différentes. Lequel est "vrai" ? La question n'a pas de sens dans l'absolu. Mais dans la compétition économique et technologique, ces axiomes produisent des résultats observables, mesurables.
Sur l'ambition et la hiérarchie :
Le proverbe chinois affirme : "Mieux vaut être la tête d'un poulet que la queue d'un bœuf" (Nìng wéi jī tóu, bù wéi niú hòu). L'axiome valorise le leadership dans un petit domaine plutôt que la subordination dans un grand.
L'adage occidental répond : "L'union fait la force". L'axiome privilégie la coopération dans une grande structure plutôt que l'autonomie dans une petite.
Sur le temps et l'action :
La sagesse européenne conseille : "Qui va lentement va sûrement", "Hâte-toi lentement" (Festina lente). L'axiome est que la prudence et la patience sont des vertus, que la précipitation est source d'erreurs.
La maxime américaine déclare : "Time is money". L'axiome est que la vitesse est une valeur, que chaque instant perdu est un coût, que l'audace prime sur la prudence.
Sur la dette et l'épargne :
La culture allemande enseigne traditionnellement : "Spare in der Zeit, so hast du in der Not" (Épargne quand tu le peux, tu auras en cas de besoin). L'axiome est que la dette est dangereuse, l'épargne vertueuse, la prévoyance essentielle (quelle surprise :-))
La culture anglo-saxonne moderne a longtemps fonctionné sur l'axiome inverse : la dette est un levier de croissance, l'investissement prime sur l'épargne, vivre à crédit est rationnel si le rendement du capital excède le coût de la dette.
Chacun de ces systèmes de valeurs est internement cohérent. On peut construire une société fonctionnelle sur chacun de ces axiomes. Mais ils produisent des sociétés différentes, des économies différentes, des trajectoires historiques différentes. Et c'est seulement dans la confrontation avec le réel, dans la compétition entre systèmes, que se révèle leur pertinence relative.
L'histoire économique est un cimetière d'axiomes faux, et chaque effondrement illustre la leçon de Gödel : un système ne peut valider ses propres fondements.
La construction du système économique Soviétique s’est appuyé sur des axiomes explicites clairement énoncés qui lui ont conféré une cohérence interne théorique remarquable : la planification centrale est supérieure au marché, la propriété collective est plus efficace que la propriété privée, les incitations matérielles individuelles sont secondaires face à la conscience socialiste, la valeur d'un bien se mesure au travail incorporé plutôt qu'à l'utilité marginale.
Ces axiomes ont débouché sur le développement d’un système complet, à défaut d’être toujours cohérent : plans quinquennaux, objectifs de production, prix administrés, allocation centralisée des ressources. Toutes les équations n’avaient pas de solution, les objectifs de production étaient rarement atteint, mais ce que la réalité ne pouvait pas donner, la communication, la propagande, y pourvoyait. Malgré sa divergence progressive par rapport à la réalité, le système a continué à courrir tel un poulet décapité pendant quelques décénies, avant de s’effondrer, exangue.
En réalité, les axiomes étaient faux. La planification centrale ne pouvait pas traiter l'information dispersée aussi efficacement, aussi rapidement, que le système décentralisé et auto-ajusté du marché. L’importance des incitations individuelles était largement sous-valorisée. La valeur subjective n'était pas réductible au travail incorporé. Ces erreurs axiomatiques ont produit des inefficacités massives : pénuries chroniques de biens de consommation, surproduction de biens inutiles, innovation technique stagnante, gaspillage colossal de ressources.
Par ailleurs, en sélectionnant ses cadres dirigeants pour leur conformité par rapport à des axiomes totalement faux, le système n'a fait qu'aggraver sa divergence par rapport à la réalité, et donc précipiter sa chute. La nomenklatura soviétique s'est reproduite sur plusieurs générations selon un mécanisme implacable : pour accéder aux postes de responsabilité, il fallait démontrer non pas sa capacité à comprendre la réalité économique, mais son adhésion aux axiomes du système.
Un directeur d'usine qui atteignait ses quotas de production en manipulant les statistiques, en entretenant ses relations au sein du Parti, et en proclamant sa foi dans la supériorité de la planification socialiste était promu. Un directeur qui échouait à ses quotas parce qu'il tentait d'optimiser réellement la production selon les contraintes matérielles et humaines réelles était sanctionné, voire éliminé. Le système récompensait systématiquement la conformité axiomatique plutôt que l'efficacité économique réelle.
Sur plusieurs décennies, ce mécanisme a sélectionné une classe dirigeante entière parfaitement optimisée pour naviguer les structures internes du système, mais devenue totalement incapable de le confronter aux réalités extérieures ou de le réformer. Ces cadres excellaient dans l'art de la bureaucratie soviétique, ils maîtrisaient les codes du Parti, ils savaient comment présenter les échecs comme des succès, comment attribuer les responsabilités des dysfonctionnements à des saboteurs imaginaires ou à des insuffisances de "conscience socialiste". Mais ils n'avaient aucune compétence, aucune expérience, aucun cadre mental pour concevoir une économie fonctionnant sur d'autres principes.
Plus grave encore : plus les axiomes du système divergeaient de la réalité, plus la sélection des cadres devenait exigeante sur la conformité idéologique. Lorsque les résultats concrets se détérioraient, le système ne pouvait pas admettre que ses axiomes fondateurs étaient erronés. Il ne pouvait que conclure que l'application des principes était insuffisante, que la vigilance idéologique devait être renforcée, que les déviations devaient être combattues plus durement. Chaque échec du système produisait donc un durcissement des critères de sélection selon les mêmes axiomes défaillants, créant un cercle vicieux mortel.
Lorsque Gorbatchev a tenté la perestroïka dans les années 1980, il s'est retrouvé face à une classe dirigeante qui, sur trois générations, avait été sélectionnée pour son incapacité à imaginer autre chose que le système existant. Les directeurs d'entreprises ne savaient pas fonctionner sans directives centrales. Les planificateurs ne comprenaient pas les mécanismes de prix. Les cadres du Parti ne pouvaient concevoir la légitimité autrement que par la hiérarchie du pouvoir. La tentative de réforme a révélé que le système avait systématiquement éliminé ou marginalisé tous ceux qui auraient pu le transformer, ne laissant aux commandes que ceux qui étaient structurellement incapables de le faire évoluer. L'effondrement est devenu inévitable non pas faute d'avoir tenté de changer, mais parce que le processus même de sélection des élites avait rendu le changement impossible.
La crise des subprimes de 2008 offre un exemple particulièrement instructif, et plus inquiétant qu'il n'y paraît. Le système financier américain fonctionnait sur plusieurs axiomes implicites : les prix de l'immobilier montent toujours à long terme, la diversification élimine le risque systémique, les modèles mathématiques sophistiqués capturent fidèlement la réalité, la notation AAA signifie sécurité absolue.
Ces axiomes n'étaient pas tous explicitement énoncés, mais ils structuraient profondément les pratiques : les modèles de risque des banques, les méthodologies des agences de notation, les réglementations prudentielles, les stratégies d'investissement. Le système paraissait internement cohérent. Les banques respectaient leurs ratios de capital. Les agences de notation suivaient leurs grilles d'évaluation. Les régulateurs validaient les bilans. Tout semblait fonctionner.
Mais ce qui rend cette crise particulièrement révélatrice, c'est que l'effondrement n'a pas résulté simplement d'axiomes erronés appliqués de bonne foi. Il a été causé par l'exploitation délibérée et systématique des failles inhérentes à ces axiomes par des acteurs qui en avaient parfaitement compris la logique interne.
Certains traders et institutions financières ont identifié avec une acuité remarquable les règles implicites du système et, surtout, ses angles morts. Ils ont compris que le système était incapable de détecter certains comportements formellement conformes mais substantiellement déviants. Et ils ont méthodiquement exploité cette incapacité structurelle.
Le mécanisme était diaboliquement simple dans son principe : diluer des crédits immobiliers toxiques (les fameux prêts NINJA - No Income, No Job, No Assets) dans des structures financières si complexes que leur véritable nature devenait indétectable selon les critères du système. Les CDO (Collateralized Debt Obligations), puis les CDO de CDO, créaient des couches d'abstraction qui respectaient parfaitement tous les axiomes du système financier : ils étaient "diversifiés" (des milliers de prêts différents), ils étaient "modélisés mathématiquement" (avec des équations sophistiquées), ils recevaient des notations AAA (les agences suivaient leurs méthodologies à la lettre), ils répondaient aux exigences réglementaires.
Ces produits étaient parfaitement conformes aux axiomes du système. C'est précisément cela qui les rendait si dangereux.
Les créateurs de ces instruments comprenaient mieux que quiconque les axiomes implicites du système financier et leurs limites. Ils savaient que les agences de notation se fiaient à des modèles statistiques supposant l'indépendance des défauts de crédit. Ils ont donc construit des produits où cette hypothèse était violée (tous les prêts étaient exposés au même risque de baisse immobilière), mais d'une manière que les modèles ne pouvaient détecter. Ils savaient que les régulateurs mesuraient le risque selon des formules de Value-at-Risk qui sous-estimaient systématiquement les événements extrêmes. Ils ont donc concentré leurs positions dans la queue de distribution que les modèles considéraient comme négligeable.
Plus pervers encore, ils ont utilisé la complexité même comme un outil de camouflage. Un prêt subprime individuel aurait été immédiatement identifié comme risqué. Mais ce même prêt, une fois haché, mélangé à des milliers d'autres, repackagé en tranches, réassuré par des CDS (Credit Default Swaps), retitrised en CDO², devenait opaque même pour des analystes sophistiqués. La complexité n'était pas un accident ou un effet secondaire : c'était une stratégie délibérée pour exploiter l'incapacité du système à pénétrer au-delà d'un certain niveau de structure.
Certaines institutions sont allées jusqu'à vendre ces produits toxiques à leurs propres clients tout en pariant secrètement sur leur effondrement (comme l'a révélé le scandale Goldman Sachs/Abacus). Elles comprenaient parfaitement que les axiomes du système créaient une asymétrie d'information exploitable : les acheteurs se fiaient aux notations AAA et aux modèles de risque, tandis que les vendeurs savaient que ces outils étaient aveugles à la toxicité réelle.
L'enrichissement a été colossal. Des traders ont empoché des bonus de centaines de millions de dollars en quelques années, non pas malgré la fragilité qu'ils créaient, mais précisément grâce à elle. Ils étaient récompensés par le système pour leur parfaite maîtrise de ses axiomes et leur capacité à opérer dans ses zones aveugles. Selon tous les critères internes, ils étaient des génies de la finance, des innovateurs, des créateurs de valeur.
Le plus troublant est que, jusqu'à la veille de l'effondrement, tout paraissait en ordre selon les critères du système. Les agences de notation attribuaient encore des AAA à des produits dont certains initiés savaient qu'ils étaient toxiques. Les modèles de Value-at-Risk des banques montraient des risques dans les limites acceptables. Les régulateurs validaient les bilans. Les comités de risque approuvaient les stratégies. Le système ne pouvait pas détecter la déviance car celle-ci était parfaitement conforme à ses axiomes.
C'est seulement quand la réalité externe s'est imposée - des emprunteurs réels qui ne pouvaient plus payer leurs traites, des maisons réelles dont les prix chutaient, des saisies réelles qui s'accumulaient - que l'inadéquation létale entre les axiomes du système et la réalité est devenue visible. Alors, brutalement, la cascade s'est déclenchée. Les CDO notés AAA se sont révélés sans valeur. Les modèles mathématiques qui prédisaient une probabilité infime de crise ont été balayés par une crise systémique. Les marchés "efficients et auto-correcteurs" se sont figés dans la panique. La diversification censée éliminer le risque avait en réalité propagé la contagion partout.
Cette crise illustre un danger encore plus fondamental que celui des axiomes simplement erronés : celui des axiomes exploitables. Lorsqu'un système repose sur des axiomes qui créent des angles morts structurels, il devient vulnérable non seulement aux erreurs de bonne foi, mais à l'exploitation délibérée par des acteurs sophistiqués qui comprennent parfaitement ses limites. Ces acteurs peuvent s'enrichir massivement en restant formellement conformes, voire en étant célébrés comme des maîtres du système, tout en sapant ses fondations.
Et conformément au théorème de Gödel, le système ne peut pas se protéger de cette exploitation en utilisant ses propres règles. Car les exploiteurs respectent précisément ces règles. Ils ne les violent pas, ils en révèlent les insuffisances. Le système ne peut détecter le problème qu'au moment où la réalité externe - celle qu'il ne modélise pas correctement - s'impose avec violence. À ce moment, les fortunes sont faites, les bonus sont empochés, et ce sont les citoyens ordinaires, les contribuables, l'économie réelle qui paient le prix de l'effondrement.
La comparaison entre le capitalisme rhénan (allemand) et anglo-saxon illustre comment des axiomes différents produisent des systèmes économiques aux performances contrastées.
Le modèle allemand repose sur des axiomes comme : les parties prenantes (employés, fournisseurs, communautés) importent autant que les actionnaires, la stabilité à long terme prime sur la rentabilité à court terme, la qualité technique est la source ultime de compétitivité, l'épargne et l'investissement productif sont préférables à la dette et la spéculation.
Le modèle anglo-saxon privilégie : la maximisation de la valeur actionnariale, la flexibilité et l'adaptabilité rapide, l'innovation financière, l'efficience des marchés de capitaux, la liquidité et la mobilité du capital.
Chaque système est cohérent. L'Allemagne a construit un Mittelstand puissant, des champions industriels mondiaux, une balance commerciale excédentaire, une productivité élevée. Les États-Unis ont créé la Silicon Valley, dominé la finance mondiale, généré les géants technologiques, attiré les talents et les capitaux du monde entier.
Mais la confrontation révèle aussi les limites de chaque système. Le modèle allemand a parfois manqué d'agilité face aux disruptions technologiques. Le modèle anglo-saxon a produit des inégalités croissantes et une fragilité financière. Dans certains domaines (automobile traditionnelle, équipements industriels), les axiomes allemands se sont révélés plus vrais. Dans d'autres (logiciels, biotechnologies), les axiomes américains ont mieux performé.
Aucun système ne peut démontrer sa supériorité en n'utilisant que ses propres critères. C'est la compétition réelle, mesurée par des indicateurs multiples et contradictoires, qui révèle progressivement quels axiomes sont plus conformes aux réalités économiques d'une époque donnée.
L'économie japonaise des années 1980 semblait avoir découvert les axiomes du succès : emploi à vie, keiretsu intégrés, banque principale, consensus décisionnel, investissement patient en capital à long terme, faible rémunération des actionnaires. Le système était cohérent et produisait des résultats spectaculaires : croissance rapide, conquête des marchés d'exportation, avancées technologiques.
Mais lorsque la bulle immobilière et boursière a éclaté en 1990, ces mêmes axiomes sont devenus des rigidités. L'emploi à vie a empêché la réallocation du travail. Les keiretsu ont perpétué des entreprises zombies. Le consensus a ralenti les décisions. L'investissement patient est devenu de l'allocation inefficiente du capital. Le système n'a pas pu se réformer de l'intérieur parce que tout changement aurait remis en cause ses axiomes fondateurs.
Le Japon a connu trois décennies de stagnation non pas parce que son système était incohérent, mais parce que ses axiomes, autrefois adaptés, ont cessé de correspondre à la nouvelle réalité économique. Et le système ne pouvait pas le diagnostiquer lui-même.
Un des mécanismes les plus insidieux par lequel un système préserve ses axiomes, même lorsqu'ils divergent de la réalité, est le processus de sélection de ses cadres dirigeants, comme nous l’avoins illustré précedemment avec l’exemple soviétique, qui reste une source majeure de consternation. Cette dynamique révèle avec une clarté particulière le dilemme gödelien : un système qui sélectionne ses leaders selon ses propres critères ne peut garantir leur capacité à adapter le système aux réalités extérieures.
Dans toute organisation complexe, qu'il s'agisse d'une entreprise, d'une administration ou d'une institution, deux modes de sélection des cadres coexistent, souvent de manière implicite et contradictoire.
Le premier mode valorise l'alignement avec la culture organisationnelle : sont promus ceux qui maîtrisent les codes internes, qui parlent le langage du système, qui partagent ses valeurs proclamées, qui respectent ses rituels, qui incarnent ses axiomes fondateurs. Ce cadre "sait comment les choses se font ici", il comprend les dynamiques politiques internes, il ne remet pas en question les postulats de base. C'est un gardien du système, un reproducteur de sa cohérence interne.
Le second mode privilégie l'ancrage dans la réalité externe : sont valorisés ceux qui comprennent les marchés, les technologies, les évolutions sociales, les dynamiques concurrentielles, qui peuvent diagnostiquer les problèmes réels et proposer des solutions efficaces. Ce cadre "voit ce qui est" plutôt que ce que le système voudrait qu'il soit. C'est un adaptateur potentiel, un agent de transformation.
Lorsque la culture d'entreprise est alignée avec la réalité, ces deux modes convergent. Les cadres qui incarnent les valeurs de l'organisation prennent naturellement de bonnes décisions car les axiomes du système correspondent aux réalités du marché. C'était le cas d'Apple sous Steve Jobs, où la culture de l'excellence du design et de l'expérience utilisateur correspondait exactement à ce qui créait de la valeur sur le marché.
Mais lorsque la culture diverge de la réalité, un dilemme tragique émerge pour les cadres les plus brillants.
Imaginons une entreprise automobile historique dont la culture valorise l'excellence en ingénierie mécanique, la tradition manufacturière, la qualité de construction. Ces axiomes ont fait son succès pendant un siècle. Mais le monde bascule vers l'électrique, le software, l'intelligence artificielle. La réalité du marché change radicalement.
Un jeune cadre brillant perçoit cette transformation. Il voit que les compétences critiques ne sont plus la métallurgie et la mécanique de précision, mais l'informatique et les batteries. Il propose de réorienter massivement l'entreprise, de recruter des profils différents, de restructurer les processus.
Ce cadre fait face à un choix impossible :
S'il s'appuie sur la réalité pour prendre ses décisions et tente de transformer l'organisation, il entre en conflit avec la culture. Il est perçu comme ne comprenant pas "l'essence" de l'entreprise, comme trahissant ses valeurs fondatrices. Les gardiens du système le marginalisent. Il ne sera pas promu. Dans les cas extrêmes, il sera éjecté.
S'il s'appuie sur la culture d'entreprise pour être promu, il prend des décisions rassurantes pour le système mais inadaptées à la réalité. Il affirme que l'avenir appartient aux moteurs à combustion perfectionnés, que les clients "vrais" continueront de valoriser la tradition. Il monte dans la hiérarchie, mais mène l'entreprise vers l'obsolescence.
Le plus troublant est que les systèmes sélectionnent systématiquement selon ses propres axiomes, pas selon la vérité. Les comités de promotion, composés de ceux qui ont eux-mêmes été sélectionnés par le système, favorisent ceux qui leur ressemblent, qui partagent leurs postulats implicites. C'est un mécanisme d'auto-perpétuation. La pérénité d’un système dépend donc de son aptitude à faire évoluer ses axiomes constitutifs afin qu’ils soient en adéquation avec la réalité, voire mieux, qu’ils anticipent cette réalité.
Dans les mauvais systèmes, les cadres qui "réussissent" sont précisément ceux qui ont démontré leur adhésion aux axiomes du système, même (et surtout) lorsque ces axiomes sont en décalage avec la réalité. Plus le système est ancien et prestigieux, plus ce mécanisme est puissant. Les "hauts potentiels" identifiés à 30 ans sont ceux qui ont brillamment intégré les axiomes du système, garantissant qu'à 50 ans, lorsqu'ils accèdent aux postes dirigeants, ces mêmes axiomes (peut-être désormais obsolètes) continueront de guider l'organisation.
Nokia a été détruite par ce mécanisme. Dominant le marché de la téléphonie mobile avec 40% de parts en 2007, l'entreprise finlandaise incarnait l'excellence en ingénierie hardware, en optimisation manufacturière, en négociation avec les opérateurs télécom. Sa culture valorisait la robustesse technique, la diversité des modèles, les partenariats opérateurs.
Lorsque l'iPhone a redéfini le marché comme une plateforme software avec écosystème d'applications, certains ingénieurs Nokia l'ont vu immédiatement. Mais ils ne pouvaient pas être entendus. Les cadres qui montaient dans la hiérarchie étaient ceux qui excellaient dans l'ancien paradigme. Les comités de direction, composés de gens qui avaient fait carrière sur les axiomes hardware et opérateurs, ne pouvaient conceptualiser une transformation qui invaliderait les compétences sur lesquelles ils avaient construit leur légitimité. Le système s'est auto-perpétué jusqu'à l'effondrement.
Kodak, inventeur de la photographie numérique dans ses propres laboratoires en 1975, a été incapable de la déployer commercialement pendant 30 ans. Pourquoi ? Parce que sa culture valorisait l'excellence en chimie, la distribution de films, les marges sur les consommables. Les cadres qui réussissaient étaient ceux qui optimisaient les ventes de pellicules, pas ceux qui imaginaient un monde sans pellicule. Le système ne pouvait pas se transformer car ceux qui auraient pu le transformer n'étaient jamais sélectionnés pour les postes de pouvoir.
Ce mécanisme s'amplifie avec la bureaucratisation. Plus une organisation est grande et structurée, plus les critères de promotion deviennent formalisés, et plus ces critères tendent à mesurer la conformité aux normes internes plutôt que la capacité à naviguer la réalité externe.
Les évaluations de performance mesurent l'atteinte d'objectifs définis selon les axiomes du système. Les promotions récompensent la maîtrise des processus existants. Les formations internes transmettent la culture historique. Les rituels organisationnels célèbrent ceux qui incarnent les valeurs établies. Chaque mécanisme RH, individuellement rationnel, contribue collectivement à sélectionner pour la conformité axiomatique plutôt que pour la clairvoyance réaliste.
Le paradoxe est que les organisations prétendent souvent chercher des "disrupteurs", des "innovateurs", des "agents du changement". Mais lorsque ces profils émergent effectivement et remettent en question les axiomes fondamentaux, ils sont rapidement neutralisés. Le système proclame vouloir évoluer tout en sélectionnant systématiquement ceux qui le préservent.
Un jour, il faudra que j’écrive un livre sur la marine nationale française à travers le prisme de cette approche, mais ce jour n’est pas encore venu.
Maintenant, portons ce mécanisme à l'échelle d'un pays dominé par un système politique unique, et le résultat devient proprement effrayant.
Dans une nation où un parti politique, une idéologie, ou un système de pouvoir contrôle durablement les mécanismes de sélection des élites, la même dynamique s'opère mais avec des conséquences civilisationnelles. Les cadres administratifs, les dirigeants politiques, les responsables économiques, les intellectuels publics, les chefs militaires sont tous sélectionnés selon leur conformité aux axiomes du système politique dominant.
La Chine sous Mao en offre l'illustration la plus extrême. Pendant la Révolution Culturelle, la sélection des cadres reposait entièrement sur la "rougeur" idéologique plutôt que sur la compétence technique. Un ingénieur brillant qui remettait en question les axiomes maoïstes (la supériorité de la volonté révolutionnaire sur les lois économiques, la priorité de l'agriculture sur l'industrie, la méfiance envers l'expertise) était éliminé, parfois physiquement. Ceux qui montaient étaient des gardiens idéologiques, sélectionnés pour leur adhésion au système, pas pour leur compréhension de la réalité.
Le résultat : le Grand Bond en Avant, où des cadres sélectionnés pour leur orthodoxie ont appliqué des politiques déconnectées de la réalité agronomique et économique, produisant la plus grande famine de l'histoire humaine (15-45 millions de morts selon les estimations). Le système s'auto-perpétuait à travers la sélection de ses élites jusqu'à ce que la réalité s'impose avec une violence cataclysmique.
Mais les démocraties ne sont pas immunisées. Lorsqu'un pays développe un système politique suffisamment monolithique, où les deux grands partis partagent les mêmes axiomes fondamentaux sur des questions cruciales, le même mécanisme s'enclenche.
Prenons l'exemple de la financiarisation des économies occidentales depuis les années 1980. Un axiome implicite s'est imposé : la dérégulation financière, la libre circulation des capitaux, la primauté de la valeur actionnariale sont bénéfiques. Cet axiome a été partagé par les conservateurs (Reagan, Thatcher) et par les sociaux-démocrates (Clinton, Blair).
Les carrières politiques, administratives, académiques ont été façonnées par cet environnement. Un économiste qui défendait la régulation stricte des marchés ne devenait pas gouverneur de banque centrale. Un politicien qui questionnait la financiarisation ne recevait pas le soutien des donateurs nécessaires aux campagnes. Un haut fonctionnaire qui résistait aux privatisations ne montait pas dans la hiérarchie. Sur 30 ans, ce mécanisme a sélectionné une classe dirigeante transnationale entièrement convaincue de ces axiomes.
Lorsque la crise de 2008 a révélé que certains de ces axiomes étaient faux, le système n'avait plus personne en position de pouvoir capable de concevoir une alternative fondamentale. Les réponses ont été des ajustements marginaux précisément parce que ceux qui auraient pu imaginer des transformations profondes n'avaient jamais été sélectionnés pour les postes décisionnels.
Ce qui rend ce phénomène si dangereux à l'échelle nationale est son caractère auto-renforçant sur plusieurs générations, l’inertie du système.
Un système politique sélectionne ses élites selon ses axiomes. Ces élites contrôlent l'éducation, qui transmet ces mêmes axiomes aux générations suivantes. Elles contrôlent les médias, qui normalisent ces axiomes comme évidents. Elles contrôlent les institutions de recherche, qui produisent des travaux validant ces axiomes. Elles contrôlent le système judiciaire, qui interprète les lois selon ces axiomes.
Après plusieurs décennies, les axiomes ne sont même plus discutés. Ils sont devenus le sens commun, l'évidence indiscutable, le cadre dans lequel toute pensée s'inscrit. Margaret Thatcher résumait cette capture totale dans sa formule "There is no alternative" : l'axiome du système devient l'horizon indépassable de la pensée permise.
À ce stade, même les plus brillants, même les plus critiques, sont limités par ces axiomes dans leur capacité même à imaginer des alternatives. Ce n'est plus une question de conformisme conscient, mais d'impossibilité cognitive. Les axiomes du système sont devenus les catégories de pensée de l'élite.
Et comme le montre Gödel, le système ne peut pas détecter sa propre inadéquation à la réalité. Tous ses instruments de mesure, tous ses critères d'évaluation, toute son épistémologie sont dérivés de ses axiomes fondateurs. Un pays peut s'enfoncer dans une impasse historique tout en affichant des indicateurs conformes à ses propres critères de succès, jusqu'à ce que la réalité s'impose de l'extérieur, brutalement, sous forme de crise économique, de défaite militaire, de révolte sociale, ou d'effondrement systémique.
C'est ce qui rend la diversité des systèmes politiques non pas seulement souhaitable moralement, mais nécessaire épistémologiquement. Lorsque plusieurs systèmes coexistent et se confrontent, au moins certains survivront à l'épreuve de la réalité. Lorsqu'un système unique domine durablement un pays, puis une région, puis potentiellement le monde, l'humanité perd la capacité de corriger ses erreurs axiomatiques fondamentales. Nous nous enfermons collectivement dans un système qui peut être cohérent, élégant, moralement satisfaisant selon ses propres critères, et néanmoins radicalement inadapté aux réalités du monde.
La défaite de la cavalerie polonaise face aux panzers allemands, évoquée supra, soulève une question fondamentale sur la nature de la robustesse des systèmes. Qu'est-ce qui fait qu'un système résiste, performe, survit : la qualité des individus qui le composent, ou la qualité des axiomes qui le structurent ?
La cavalerie polonaise possédait incontestablement de la valeur individuelle. Ses officiers étaient courageux, tactiquement compétents, dévoués. Ses hommes étaient motivés, bien entraînés, disciplinés. Si on mesure la qualité par l'excellence individuelle, par la maîtrise des compétences requises par le système, par l'adhésion aux valeurs proclamées, la cavalerie polonaise était de haute qualité.
Mais elle a été balayée par la Wehrmacht qui opéraient selon des axiomes adaptés à la réalité technologique et tactique de 1939.
La leçon est brutale : dans la compétition entre systèmes, la pertinence des axiomes surpasse la valeur individuelle. Un système médiocre composé d'individus médiocres mais fondé sur des axiomes corrects peut il vaincre un système d'excellence composé d'individus exceptionnels mais fondé sur des axiomes obsolètes ? La réponse est oui.
Cette vérité s'observe partout :
Une startup avec une équipe moyenne mais un bon business model écrase une entreprise traditionnelle remplie d'experts excellents mais prisonnière d'axiomes dépassés.
Une armée technologiquement avancée avec des soldats ordinaires défait une armée de guerriers d'élite équipés de lances.
Une économie fondée sur de bons principes prospère malgré des dirigeants médiocres, tandis qu'une économie fondée sur de mauvais axiomes s'effondre malgré des dirigeants brillants (selon les normes du systèmes).
La valeur individuelle n'est pas négligeable, elle n'est simplement pas le facteur déterminant. Elle peut faire la différence entre deux systèmes opérant sur des axiomes similaires. Mais elle ne peut compenser des axiomes fondamentalement inadaptés. Le système politique et sociétal français ferait bien de s’en souvenir.
Cela nous amène à une définition essentielle : la flexibilité d'un système n'est pas sa capacité à s'agiter frénétiquement, à faire beaucoup de changements superficiels, ou à s'adapter dans le cadre de ses axiomes existants. La véritable flexibilité est la capacité à réviser ses axiomes fondamentaux lorsque la réalité l'exige.
Cette définition a des implications profondes. Elle signifie qu'un système peut paraître très dynamique, très actif, plein de réformes et d'innovations, tout en étant profondément rigide si tous ces changements restent dans le cadre des mêmes axiomes fondamentaux.
La cavalerie polonaise pouvait innover tactiquement, améliorer son entraînement, optimiser sa logistique, perfectionner ses charges, mais tout cela restait dans le cadre de l'axiome "la cavalerie est l'arme décisive". La véritable flexibilité aurait été de remettre en question cet axiome même et de se transformer en force blindée motorisée. Mais c'est précisément ce que la plupart des systèmes ne peuvent pas faire.
Nokia pouvait lancer des dizaines de nouveaux modèles de téléphones, améliorer ses processus de fabrication, optimiser ses relations avec les opérateurs, mais tout cela restait dans le cadre des axiomes hardware et B2B. La vraie flexibilité aurait été de reconnaître que le téléphone était devenu une plateforme logicielle et que le client final, pas l'opérateur, était le véritable décideur. Mais cela aurait invalidé les compétences et les positions de pouvoir de toute la hiérarchie existante.
La flexibilité authentique est donc extrêmement difficile à atteindre parce qu'elle exige :
La capacité de reconnaître que ses propres axiomes sont devenus problématiques – ce qui est précisément ce que le théorème de Gödel montre impossible de l'intérieur du système.
La volonté de dévaluer l'expertise et les positions acquises – les gens qui détiennent le pouvoir l'ont obtenu en excellant selon les anciens axiomes, ils sont les moins susceptibles de vouloir les changer.
Le courage de s'aventurer dans l'inconnu – opérer selon de nouveaux axiomes signifie temporairement perdre sa compétence, devenir novice dans son propre domaine.
Les ressources et le temps pour la transition – changer d'axiomes ne se fait pas instantanément, cela requiert un investissement massif pendant une période vulnérable.
Mais reconnaître la nécessité de la flexibilité axiomatique ne résout pas le dilemme pratique. Car le problème est que la fidélité aux axiomes et l'adaptation sont toutes deux nécessaires, et pourtant contradictoires.
Si un système change trop facilement ses axiomes à chaque difficulté, il perd toute cohérence, toute identité, toute expertise accumulée. Il devient une girouette sans principes, incapable de développer quoi que ce soit en profondeur. Les organisations qui "pivotent" constamment, qui adoptent chaque nouvelle mode managériale, qui changent de stratégie tous les six mois, ne construisent rien de durable.
La fidélité aux axiomes n'est pas seulement une question d'entêtement. Elle permet l'accumulation d'expertise, le développement de compétences spécialisées, la construction d'avantages compétitifs. Apple n'aurait jamais créé l'iPhone si elle avait abandonné ses axiomes de design et d'expérience utilisateur dès la première difficulté. Amazon n'aurait jamais dominé le commerce en ligne si elle avait renoncé à son axiome "le client d'abord" face aux pertes initiales.
Mais comment distinguer la persévérance vertueuse de l'obstination suicidaire ? Comment savoir si vos difficultés viennent d'une exécution imparfaite de bons axiomes (auquel cas il faut persévérer) ou d'axiomes devenus inadaptés (auquel cas il faut adapter) ?
Je crois personnellement que cette capacité est la vertue fondamentale des vrais chefs.
C'est ici que le théorème de Gödel mord avec toute sa force : un système ne peut répondre à cette question en utilisant uniquement ses propres critères. Si vous mesurez votre performance avec des métriques dérivées de vos axiomes, vous ne pouvez pas détecter que ce sont les axiomes eux-mêmes qui sont problématiques.
La cavalerie polonaise évaluait sa performance selon des critères tactiques : discipline, vitesse de déploiement, précision du tir, courage au combat. Selon ces critères, elle excellait. Elle ne pouvait pas voir que le problème n'était pas dans l'exécution mais dans les axiomes mêmes de la guerre de cavalerie.
Nokia mesurait son succès en parts de marché des téléphones, en volume de production, en satisfaction des opérateurs télécom. Selon ces critères, elle dominait encore en 2007. Elle ne pouvait pas voir que l'iPhone avait redéfini les critères mêmes du succès.
L'histoire offre quelques exemples remarquables de systèmes qui ont réussi à changer leurs axiomes fondamentaux tout en survivant :
La Prusse après Iéna (1806) a été écrasée militairement par Napoléon précisément parce que ses axiomes militaires (armée de mercenaires, drill rigide, commandement par l'aristocratie) étaient devenus obsolètes face aux armées de citoyens motivés de la Révolution française. Plutôt que de persévérer dans ses principes, la Prusse a entrepris une transformation radicale : conscription universelle, promotion au mérite, initiative décentralisée (Auftragstaktik), état-major professionnel. En une génération, elle est devenue la première puissance militaire d'Europe. Cette transformation n'a été possible que parce que la défaite était si totale qu'elle ne pouvait être niée, et que des réformateurs comme Scharnhorst et Gneisenau ont eu le pouvoir de tout repenser.
IBM dans les années 1990 a réussi une transformation axiomatique remarquable. Pendant 70 ans, ses axiomes étaient : le hardware est le produit, les ventes directes sont le modèle, l'intégration verticale est la force. Lorsque l'industrie informatique a basculé vers le software, les services et l'open source, IBM aurait pu s'effondrer comme tant d'autres. Mais sous la direction de Lou Gerstner, l'entreprise a radicalement changé ses axiomes fondamentaux : devenir une société de services, abandonner l'intégration verticale, embrasser l'open source. Cela a nécessité de dévaluer l'expertise hardware qui avait fait sa gloire, de restructurer massivement, de changer la culture. C'était extrêmement douloureux, mais IBM a survécu là où d'autres ont disparu.
Le Japon après 1945 représente peut-être la transformation axiomatique la plus radicale de l'histoire récente. Un système entier fondé sur des axiomes militaristes, impérialistes, de suprématie raciale, d'obéissance absolue à l'empereur, s'est effondré dans la défaite totale. Plutôt que de s'accrocher à ces axiomes, le Japon a embrassé un ensemble complètement différent : démocratie, pacifisme, développement économique, qualité industrielle, coopération internationale. En une génération, il est devenu la deuxième économie mondiale. Cette transformation n'a été possible que parce que la défaite était totale et incontestable, et qu'elle a été imposée de l'extérieur.
Le point commun de ces réussites : elles ont toutes nécessité soit une crise si profonde qu'elle ne pouvait être niée (défaite militaire, effondrement économique), soit un leadership exceptionnel capable d'imposer le changement contre les résistances internes, soit (souvent) les deux simultanément.
Alcatel dans les années 2000 illustre le cas inverse : un changement d'axiome vers quelque chose de pire. Séduit par la mode de "l'entreprise sans usines", le management de l’époque, issu des meilleurs sérails de la bonne société française, sélectionné selon les critères en vigueur les plus rigoureux, éduqués selon les meilleurs principes, a adopté un nouvel axiome : la valeur est dans la R&D, pas dans la production. Fermons les usines, externalisons en Asie, gardons l'ingénierie. L'axiome avait un défaut : il était complètement faux. Résultat prévisible, les sous-traitants asiatiques ont appris à produire, puis à concevoir, puis à innover, devenant rapidement des concurrents (Huawei, ZTE). Pendant ce temps, les ingénieurs français, coupés de la réalité de la fabrication, concevaient des produits de plus en plus coûteux et difficiles à industrialiser. En 2016, Nokia rachetait les restes pour une bouchée de pain. Morale de l'histoire : changer ses axiomes ne suffit pas, encore faut-il les changer pour des axiomes vrais.
Si une leçon doit être tirée, c'est peut-être celle-ci : la robustesse ultime d'un système ne réside ni dans la fidélité absolue à ses axiomes, ni dans leur révision permanente, mais dans une capacité réflexive permanente à se confronter à des signaux externes indépendants de ses propres critères.
Un système robuste est celui qui :
Maintient une fenêtre sur l'extérieur : des mécanismes pour capturer des signaux de réalité qui ne sont pas filtrés par ses axiomes (clients réels vs études de marché internes, combats réels vs exercices théoriques, mesures objectives vs KPIs auto-définis).
Tolère les dissidents internes : des individus qui peuvent remettre en question les axiomes fondamentaux sans être immédiatement éliminés, même si leurs idées semblent hérétiques.
Pratique l'expérimentation à petite échelle : des espaces où de nouveaux axiomes peuvent être testés sans mettre en danger l'ensemble du système.
Possède des mécanismes de révision explicites : des moments institutionnalisés où les axiomes fondamentaux peuvent être questionnés (après-action reviews, revues stratégiques, processus de transformation délibérés).
Accepte que la flexibilité a un coût : maintenir la capacité d'adaptation nécessite d'investir des ressources dans des activités qui semblent non-productives selon les critères actuels.
Mais même avec tout cela, le dilemme demeure insoluble en théorie. Il est impossible de prévoir avec certitude, au moment de la décision, s'il faut persévérer ou pivoter. C'est seulement rétrospectivement, après que la réalité s'est prononcée, que la sagesse de la décision devient évidente. Et à ce moment, il est souvent trop tard pour ceux qui ont fait le mauvais choix. Et c’est justement là qu’interviennent les réseaux neuronaux, avec leur promesse d’une capacité de modélisation de la réalité, et de simmulation en amont des conséquences des décisions.
Si les axiomes erronés représentent un danger pour les systèmes, la falsification délibérée des axiomes constitue une menace existentielle pour les civilisations. Revenons à l'analogie avec les réseaux neuronaux : si un système social fonctionne comme un réseau neuronal géant, où chaque individu est un neurone qui traite l'information et ajuste ses comportements, alors la qualité de l'information qui circule dans ce réseau détermine la qualité des axiomes implicites que le système développera.
Or, nous vivons une époque où la communication, la publicité et la culture sont devenues des outils systématiques d'influence au service d'intérêts particuliers, polluant délibérément les "données d'entraînement" du système social.
La publicité moderne ne se contente pas d'informer sur l'existence de produits. Elle construit méthodiquement des axiomes consuméristes qui colonisent notre système de valeurs. "Le bonheur s'achète", "Ta valeur se mesure à ce que tu possèdes", "La nouveauté est supérieure à la durabilité", "Tes désirs sont des besoins" : ces axiomes implicites sont martelés des milliards de fois par an dans chaque cerveau humain connecté, au point qu’ils finissent par créer des frustrations énormes, qui génèrent des comportements parfois compulsifs.
L'industrie publicitaire dépense mondialement plus de 700 milliards de dollars par an pour formater les axiomes comportementaux de l'humanité. C'est un budget supérieur au PIB de la plupart des pays, investi spécifiquement pour déformer la perception de la réalité. Les techniques sont sophistiquées : neuromarketing, ciblage psychologique, exploitation des biais cognitifs, conditionnement subliminal. Le réseau neuronal social reçoit massivement des données biaisées, et développe donc des axiomes qui servent les intérêts commerciaux plutôt que la vérité ou le bien-être collectif.
Le résultat est observable : des sociétés où la surconsommation détruit les équilibres écologiques, où l'endettement des ménages finance des achats non essentiels, où l'insatisfaction chronique alimente une quête perpétuelle de nouveaux produits. Les axiomes faux implantés par la publicité produisent des comportements collectifs destructeurs, mais le système ne peut pas le diagnostiquer de l'intérieur car ces axiomes sont devenus sa normalité.
Plus grave encore, la communication politique moderne a industrialisé la manipulation des axiomes démocratiques. Les techniques de propagande, documentées depuis Edward Bernays dans les années 1920, ont atteint une sophistication terrifiante avec les réseaux sociaux, le microtargeting et l'exploitation algorithmique des émotions.
Les axiomes de la démocratie reposent sur des présupposés essentiels : les citoyens sont exposés à des informations véridiques, le débat public permet de confronter les arguments, les électeurs peuvent former des jugements rationnels sur leurs intérêts. Mais lorsque des acteurs politiques, avec l'aide de consultants spécialisés et de budgets colossaux, saturent l'espace informationnel de mensonges calculés, lorsqu'ils exploitent les algorithmes pour créer des bulles de réalités alternatives, lorsqu'ils déploient des armées de bots pour simuler des consensus artificiels, ils empoisonnent les données d'entraînement du système démocratique.
Le scandale Cambridge Analytica n'était qu'un aperçu. Des États-nations entiers déploient désormais des opérations d'influence pour falsifier les axiomes politiques des populations, à commencer par leur propre population. Les "fermes à trolls", les deepfakes, la désinformation industrielle ne visent pas seulement à tromper sur des faits spécifiques, mais à détruire l'axiome même qu'une vérité objective existe et peut être connue. Lorsque tout devient "fake news", lorsque plus rien ne peut être cru, le système démocratique perd sa capacité à s'autoréguler.
Peut-être plus insidieux encore est le détournement de la culture, ce mécanisme millénaire par lequel les sociétés transmettent leurs axiomes profonds d'une génération à l'autre. La culture, l'art, l'éducation, la création intellectuelle jouaient historiquement un rôle de gardien et de transmetteur de sagesse collective. Les mythes, les récits, les œuvres d'art encodaient les leçons douloureusement apprises par l'expérience historique.
Mais lorsque la culture est capturée par des intérêts économiques ou politiques, elle cesse de remplir cette fonction. Le cinéma devient un outil de soft power géopolitique. La production intellectuelle est conditionnée par les financements privés ou les orthodoxies académiques. Les plateformes numériques favorisent algorithmiquement les contenus qui maximisent l'engagement (souvent via l'outrage et la polarisation) plutôt que ceux qui transmettent de la sagesse.
Les industries culturelles ne cherchent plus à transmettre la vérité ou à cultiver la vertu, mais à capturer l'attention, maximiser les clics, vendre des abonnements, servir des agendas. Les axiomes implicites qui se transmettent ne sont plus "cherche la vérité", "cultive la vertu", "apprends de l'histoire", mais "consomme des contenus", "identifie-toi tribalement", "exprime ton outrage".
Ce qui rend cette situation si dangereuse, c'est précisément la leçon de Gödel : un système ne peut pas détecter sa propre corruption en n'utilisant que ses propres critères. Une population dont les axiomes ont été systématiquement falsifiés par la publicité, la propagande et la culture dévoyée ne peut pas facilement reconnaître cette falsification, car les outils mêmes qu'elle utiliserait pour le diagnostic sont eux-mêmes corrompus.
Si tes axiomes implicites te disent que le bonheur vient de la consommation, tu interpréteras ton insatisfaction comme un besoin de consommer davantage. Si tes axiomes te disent que ta tribu politique détient seule la vérité, tu interpréteras toute information contraire comme de la propagande adverse. Si tes axiomes te disent que l'attention médiatique est le critère ultime de valeur, tu orienteras ta vie vers la production de contenus viraux plutôt que vers l'accomplissement substantiel.
Le système social, comme un réseau neuronal entraîné sur des données massivement corrompues, développe des prédictions et des comportements systématiquement inadaptés à la réalité, mais ne peut pas le reconnaître car ses critères d'évaluation sont eux-mêmes dérivés des mêmes données corrompues.
L'histoire nous offre des exemples terrifiants de ce qui arrive lorsque la communication devient pur instrument d'influence au service d'intérêts particuliers. L'Allemagne nazie a systématiquement falsifié les axiomes culturels : l'art "dégénéré" a été banni, l'éducation convertie en endoctrinement, la propagande de Goebbels a saturé tous les canaux de communication. Le réseau neuronal social allemand a été délibérément entraîné sur des données fausses, et a développé des axiomes monstrueux qui ont mené à la catastrophe. À ce titre, je ne saurais trop recommander la lecture des ouvrages d'Hannah Arendt qui, au-delà de l'horreur qu'ils décrivent, restent une source d'information fabuleuse sur la dérive d'un système qui a perdu non seulement tout contact avec la réalité, mais qui a aussi perdu son humanité.
L'Union soviétique a poussé cette logique encore plus loin, créant un univers informationnel entièrement contrôlé où la Pravda (ironiquement nommée "la Vérité") diffusait une réalité alternative. Le système a pu maintenir un semblant de cohérence interne pendant des décennies précisément parce qu'il contrôlait toutes les données d'entraînement. Ce n'est que dans la confrontation avec les systèmes extérieurs que la fausseté de ses axiomes est devenue indéniable.
Mais nos démocraties ne sont pas immunisées. Si la falsification n'est ni totalement centralisée, ni totalitaire, même si cette tentation subsiste comme l’illustre certaines réflexions actuelles sur la censure des réseaux sociaux, elle est aussi diffuse et marchande. Elle ne vient pas d'un ministère de la propagande unique, même si ce risque n’est jamais écarté, mais de milliers d'acteurs privés et politiques poursuivant leurs intérêts particuliers, avec un risque de concentration des médias entre un nombre limités de propriétaires animés par les mêmes intérêts. En définitive, l'autorégulation de la vérité dans un écosystème où toutes les opinions peuvent s'exprimer librement reste probablement le meilleur système possible, par analogie avec la démocratie dont le bon fonctionnement exige précisément une information libre et pluraliste. La vérité finit toujours par s'imposer, même si elle rattrape plus lentement les puissants que les citoyens ordinaires. Interdire l'expression des opinions, même erronées, est rarement une solution durable.
Le danger n'est pas hypothétique. Une civilisation dont les axiomes sont systématiquement falsifiés prend des décisions collectivement irrationnelles. Elle peut élire des leaders incompétents parce que les axiomes de sélection politique ont été corrompus. Elle peut détruire son environnement parce que les axiomes de relation à la nature ont été déformés par les intérêts industriels. Elle peut fragmenter en tribus hostiles parce que les algorithmes ont renforcé les axiomes de polarisation.
Et encore une fois, conformément au théorème de Gödel, elle ne peut pas diagnostiquer ce problème de l'intérieur. Les citoyens qui signalent la manipulation sont accusés de complotisme. Les chercheurs qui documentent les effets sont marginalisés. Les régulateurs qui tentent d'intervenir sont accusés de censure. Le système de défense immunitaire de la vérité a été lui-même compromis.
C'est un risque existentiel qui opère lentement, imperceptiblement, mais qui peut conduire à un effondrement aussi sûrement que les axiomes économiques faux de l'URSS ou les axiomes raciaux du nazisme. La différence est que nous ne disposons peut-être pas d'un système extérieur pour nous servir de référence : lorsque la falsification axiomatique est globale, facilitée par des plateformes mondiales, il n'y a plus de "dehors" qui puisse révéler l'inadéquation.
La seule issue est une vigilance épistémologique collective, une éducation critique généralisée, et peut-être l'aide de systèmes d'intelligence artificielle suffisamment diversifiés et transparents pour révéler les contradictions et les falsifications. Mais cela exige d'abord de reconnaître le problème, ce qui est précisément difficile lorsque les axiomes qui permettraient cette reconnaissance ont eux-mêmes été compromis.
C'est ici que l'intuition sur le rôle potentiel des grands modèles de langage devient fascinante. Ces systèmes, ayant ingéré une quantité astronomique de textes reflétant des millénaires de pensée humaine, ont implicitement capturé de nombreux axiomes qui sous-tendent nos systèmes sociaux et économiques. Ils ont "vu" ces axiomes s'exprimer dans d'innombrables contextes, observé leurs conséquences, leurs contradictions, leurs échecs et leurs succès.
Un LLM peut potentiellement servir de point de vue externe, ce qui manque précisément à tout système selon Gödel. Entraîné sur la diversité des cultures, des époques, des systèmes économiques, il n'est prisonnier d'aucun ensemble spécifique d'axiomes. Il peut reconnaître les patterns de succès et d'échec associés à différents axiomes fondateurs.
Plus encore, les travaux sur l'apprentissage auto-supervisé et la modélisation du monde laissent entrevoir des systèmes capables non seulement de capturer les axiomes existants, mais de prédire leurs conséquences à long terme. Un système qui construit un modèle interne du monde social pourrait simuler l'évolution de sociétés fondées sur différents ensembles d'axiomes, identifier lesquels conduisent à des impasses et lesquels permettent un développement durable.
Imaginez un système capable d'analyser les principes fondateurs d'une société ou d'une entreprise et de projeter leurs conséquences à vingt ou cinquante ans. Non par prédiction mécanique, mais en modélisant les interactions complexes entre individus guidés par ces axiomes, en tenant compte des contraintes matérielles, des dynamiques psychologiques, des boucles de rétroaction. Un tel système pourrait révéler quels axiomes sont productifs, lesquels sont contradictoires, lesquels conduisent à des impasses.
Mais cette perspective doit être tempérée par plusieurs considérations cruciales.
D'abord, un LLM reste lui-même un système soumis au théorème de Gödel. Il ne peut garantir la cohérence et la complétude de ses propres inférences. Ses axiomes implicites, extraits de ses données d'entraînement, peuvent être biaisés, incomplets, contradictoires.
Ensuite, si nos discours publics proclament l'égalité pendant que nos pratiques perpétuent la discrimination, le modèle capturera cette contradiction sans nécessairement la résoudre. Si nos archives textuelles sont biaisées vers certaines perspectives, le modèle inférera des axiomes qui ne représentent qu'une partie de la réalité sociale.
Il y a aussi un risque de circularité. Si nous ajustons nos axiomes en fonction des LLM, et que ces LLM sont entraînés sur nos productions passées, nous risquons une boucle autoréférentielle renforçant nos biais plutôt que les corrigeant. La vérité des axiomes ne peut être déterminée par consensus ou réflexion dans un miroir digital, elle doit être testée contre la réalité concrète.
Enfin, tous les axiomes ne se valent pas selon le même critère. Les axiomes mathématiques sont jugés sur leur cohérence logique. Les axiomes des systèmes prédictifs sur leur précision empirique. Mais les axiomes sociaux doivent être évalués sur plusieurs dimensions : efficacité pratique, certes, mais aussi désirabilité morale, soutenabilité à long terme, compatibilité avec la dignité humaine. Un système peut être "efficace" tout en étant moralement inacceptable.
Dans un monde où coexistent plusieurs systèmes sociaux et économiques, une dynamique de sélection s'opère. Cette sélection n'est pas nécessairement morale ou juste, mais elle est implacable : les systèmes dont les axiomes sont plus conformes à la réalité survivent et prospèrent, ceux dont les axiomes sont faux finissent par s'effondrer ou se transformer.
C'est cette confrontation externe qui joue le rôle que Gödel montre impossible de l'intérieur : la validation des axiomes fondateurs. Une marine ne peut juger de sa doctrine qu'au combat. Une économie ne peut évaluer ses principes que dans la compétition et l'adaptation aux chocs. Une culture ne peut mesurer la pertinence de ses sagesses populaires que dans sa capacité à produire du bien-être, de l'innovation, de la résilience face aux défis.
Le critère de vérité n'est donc pas une préoccupation abstraite. C'est une nécessité pratique pour la survie des systèmes. Un système peut fonctionner temporairement malgré des axiomes partiellement faux, surtout s'il évolue dans un environnement stable et protégé. Mais dès que l'environnement change, dès que la compétition s'intensifie, dès que les défis se complexifient, les axiomes erronés produisent des décisions inadaptées, et le système perd pied.
Nous entrons peut-être dans une ère où les systèmes artificiels peuvent nous aider à devenir plus conscients des axiomes qui nous gouvernent. Pendant des millénaires, les sociétés ont évolué selon des principes largement implicites, testés lentement par l'expérience historique, ajustés par essais et erreurs coûteux.
Si l'intelligence artificielle peut rendre ces axiomes plus explicites, anticiper les conséquences de nos choix fondamentaux, révéler les contradictions entre nos principes proclamés et nos comportements effectifs, elle pourrait accélérer notre apprentissage collectif. Non en décidant à notre place quels axiomes adopter, mais en nous donnant les moyens d'un choix plus éclairé.
Mais la leçon de Gödel doit nous rendre humbles. Aucun système, aussi sophistiqué soit-il, ne peut garantir sa propre validité. Aucune analyse interne ne peut remplacer l'épreuve du réel. Les LLM peuvent éclairer, suggérer, révéler des patterns, mais ils ne peuvent pas se substituer à la confrontation avec le monde concret, à la délibération démocratique, à l'expérimentation prudente.
Les axiomes qui guident nos sociétés doivent rester ouverts à la révision, testables contre la réalité, falsifiables par l'expérience. C'est précisément parce qu'aucun système ne peut se valider lui-même que nous devons maintenir la diversité des systèmes, encourager l'expérimentation, accepter la possibilité de l'échec et de l'apprentissage.
Au fond, les mathématiques, l'intelligence artificielle et l'organisation sociale convergent vers une même sagesse : la vérité ne peut être atteinte par un système isolé contemplant ses propres axiomes. Elle émerge de la confrontation avec l'extérieur, de la mise à l'épreuve dans le réel, de la compétition entre systèmes alternatifs. C'est une leçon d'humilité épistémologique, mais aussi une invitation à la vigilance : nos certitudes les plus profondes, celles que nous ne questionnons jamais, sont précisément celles qui mériteraient le plus d'être examinées. Car ce sont elles, ces axiomes invisibles, qui déterminent silencieusement notre avenir collectif.
Je conclurais cette réflexions par une citation de Paul Valéry, qui m’a toujours guidée : « Ce qui a été cru partout, par tous et pour toujours, a toutes les chances d'être faux ».
Merci à ceux qui ont eut le courage de lire jusqu’ici.